François BERNARD
An encounter with Tom E. Lewis
Rencontre à Melbourne avec Tom E. Lewis, acteur et musicien originaire de Ngukurr (au Nord).
La collaboration aboutit à l’écriture d’une dizaine de chansons et d’apparitions en concert.
Toutes les chansons n’avaient pas été enregistrées en studio. François, revenu en France l’a fait en 2010.

Tom a enregistré l’une d’elles « Unfallen Rain » sur son dernier album "Beneath the Sun" en 2013.
A écouter
Extrait de "Ma vie selon moi" autobiographie de François Bernard (Edition Mediane).
...Ma rencontre avec Tom Lewis a ajouté un grain de folie à cette vie aventureuse. J’ai raconté cet épisode dans la préface de la traduction d’une pièce de théâtre qui retrace le fil de ses tribulations d’aborigène en Australie blanche.
Je reproduis ici ce texte tel-quel pour éviter de plancher de nouveau sur ce souvenir lointain. Le voici :
J'ai rencontré Tom Lewis en 1992 dans un pub de St-Kilda, à Melbourne. C'est la première fois que je côtoyais un Aborigène. Je n'aurais pas observé un extra-terrestre avec moins de fascination. Il est monté sur scène, didjéridou à la main avec son partenaire flûtiste, Christopher Young. Leur musique était magique. La flûte virevoltante frétillait dans le flot sombre et envoûtant du didjéridou.
Le ciel et la terre réunis...
Le hasard a voulu que je retrouve Tom en balade sur la plage, le lendemain. Nous avons sympathisé et passé trois années très proches. Son histoire mouvementée m'a toujours fasciné.
Pour bien comprendre son parcours, il faut connaître l'histoire des communautés aborigènes avant et après l'arrivée des colons britanniques.
Avant, ils sont 300 mille (ou 1 million, les estimations varient) à vivre depuis 40 mille ans sur l'ensemble du continent australien. Le peuplement a commencé dans les régions désertiques du Nord et du Centre avant de se répandre à l'Ouest et dans les zones tempérées du Sud-Est, jusqu'en Tasmanie. Existence nomade au fil des saisons sur des territoires identifiés dont les clans sont

les gardiens. Les points d'eau et de nourriture sont connus, les techniques de chasse et de pêche maîtrisées. La vie sociale est codifiée selon des règles millénaires, issues de la genèse. Les grands Ancêtres, sortis de la terre ont façonné le paysage en quelques semaines avant d'y retourner. Ils ont tout créé, les lieux, les plantes, les animaux; le ciel et les étoiles et les hommes en gardiens de cet univers... L'expérience des Anciens est importante. Au terme d'initiations et d'apprentissages au quotidien, le savoir se transmet d'une génération à l'autre. La transmission est orale. Chaque individu est porteur d'histoires qu'il conserve tout au long de sa vie et transmet. La connaissance se perpétue aussi de manière graphique par l'intermédiaire de dessins symboliques, gravés dans le bois, dessinés sur le sable ou sur les corps lors de cérémonies rituelles.
Les Aborigènes vivent dans le respect de la nature qui les héberge, les nourrit et les soigne. Leur civilisation prospère depuis des centaines de siècles sur le continent immense.
L'arrivée des colons européens bouleverse cette routine millénaire. L'homme blanc s'approprie la terre, l'exploite. Après quelques tentatives guerrières de s'opposer aux envahissants visiteurs, conscients de leur infériorité militaire, les aborigènes font de la résistance passive devant la mise à sac de leur mode de vie, l'exploitation de leurs terres ancestrales. Après deux siècles, leurs repères sont estompés malgré la volonté de continuer à transmettre. La liste des préjudices subis ressemble à celle qui font l'histoire des populations indigènes placées sous le joug d'un pouvoir sans vergogne prêt à tout pour imposer ses valeurs "supérieures". Les Aborigènes ont été déplacés de leurs terres, christianisés, assimilés de force ou parqués dans des réserves, alcoolisés, contaminés par des virus; sans considération aucune pour l'ingéniosité de leur savoir, la profondeur de leur culture.
Des anthropologues venus d'ailleurs se sont penchés sur la civilisation aborigène australienne mais le début de la reconnaissance sociale par l'Australie même de ses premiers habitants date des années 70. Le bilan de santé accablant du peuple aborigène (physique et psychologique) suscite désormais une mauvaise conscience collective chez les Australiens venus d'Europe, installés dans une opulente société capitaliste. Il faut pourtant attendre les années 80 pour que l'Etat reconnaisse officiellement l'existence d'une population indigène avant l'arrivée des premiers colons. L'Australie était considérée jusque là comme une terre inhabitée (Terra Nullus). La lutte des Aborigènes pour la reconnaissance de leur identité enregistre alors une première grande victoire. La revendication se poursuit; elle est devenue une préoccupation permanente de la vie sociale et politique du pays. Mais la difficulté de la réhabilitation de la culture aborigène est à la mesure du traumatisme subi. Après deux siècles de mise à l'écart les premiers habitants du pays ont du mal à rejoindre un monde qui ne partage que peu de leurs valeurs. Nonobstant, après des années de lutte, leur revendication identitaire est mieux comprise, plus largement acceptée.
L'histoire de Tom s'inscrit dans ce contexte. Né d'un père gallois et d'une mère Wadjalider, il grandit dans la communauté maternelle et s'imprègne de son histoire, de ses habitudes de vie. A 12 ans, quand il va à la ville (Darwin) pour entrer au collège, son métissage change de camp. Sa peau plus claire lui valait en tribu le surnom de Little Munanga (le petit blanc). Chez les Blancs, il est sans conteste un Noir. Munanga va très vite entrer dans l'âge adulte. Il retrouve d'abord son père naturel Hurtle Lewis le temps de forger une semaine de souvenirs communs. Il perd son père adoptif Roy et rencontre son nouveau mentor Ken Spense, un mécanicien professionnel qui lui apprend son métier. C'est Liddgah, un chef puissant dans la région, qui les présentent l'un à l'autre. Liddgah s'occupe de Tom, car sa fille Sandra attend un enfant de lui. Quand il nait, Tom à 13 ans.
Les années suivantes, il est mécanicien et décide à 17 ans de passer un diplôme à Melbourne pour officialiser sa nouvelle formation. Dans la ville immense, les réseaux aborigènes sont militants. Tom défile plus souvent dans la rue qu'il n'explore les moteurs. Mais la revendication politique des aborigènes urbains (les koories) ne l'intéresse qu'à moitié; sa maison, sa famille lui manquent, il décide de rentrer.
Coup de théâtre. Un réalisateur australien (Fred Schepisi) le remarque à l'aéroport, lui propose de venir faire un bout d'essai pour un film qu'il prépare. Tom veut partir comme prévu mais il garde la carte qu'on lui tend. Quand il va reprendre les cours à Melbourne quelques semaines plus tard, il appelle. Une voiture vient le chercher pour l'emmener voir Schepisi. Tom fait, devant lui, des essais divers et croit en fin de journée avoir fait le film. Après 6 mois de tournage, il rit de sa naïveté et s'apprête à entrer dans l'histoire du cinéma australien.
La complainte de Jimmy Blacksmith date de 1973. Pour la première fois le cinéma australien de fiction évoque la question aborigène. Un jeune métis, Jimmy (incarné par Tom) fait tous les efforts pour plaire au fermier blanc pour qui il travaille sans pour autant obtenir la moindre considération. Victime d'une nouvelle injustice, d'une autre humiliation, il devient fou et massacre la famille du fermier puis se fait tuer par la populace furieuse.
Basé sur un fait divers du début du siècle et un roman de Thomas Connally qui s'en inspire, le film raconte sobrement cette histoire noire et interroge le fait colonial, les préjugés racistes, le désespoir des soumis et leur rébellion. C'est une oeuvre grave, poignante qui vient nourrir le débat naissant en Australie sur la nécessité d'une réconciliation. C'est aujourd'hui un film culte, une référence indispensable dans la culture d'un pays qui veut réparer l'injustice brutale que la colonisation a instaurée.
En quelques semaines, le jeune mécano devient star et rentre par la grande porte dans le monde des Blancs. On déroule le tapis rouge devant ce nouveau symbole d'une intégration possible. Les cocktails se succèdent et le champagne coule à flot. Tom commence à beaucoup boire et vomit les excès de ses cuites sur la main tendue. Il profite de ses ivresses pour régler quelques comptes et la bonne société blanche regarde avec inquiétude Tom Lewis ressembler quelque peu à Jimmy Blacksmith.
La notoriété s'estompe, la réputation reste. Acteur, Tom retrouve les rôles d'Aborigènes de service dans des films secondaires, des séries télévisées, des publicités. Le beau gosse au physique à nul autre pareil, aurait pu tourner à Hollywood, il sombre doucement dans un alcoolisme sans issue. Malgré sa gloire et son charisme, on l'évite, on hésite à faire appel à ses talents. Il poursuit sa carrière pourtant et lui donne un nouveau souffle quand il apprend à jouer du didjéridou. Il rencontre Christopher Young, clarinettiste et flûtiste. Leur duo devient un symbole de la réconciliation que les politiques tentent d'imposer, que les intellectuels appellent de leurs voeux. Le mélange musical des deux cultures est fascinant et Lewis and Young deviennent des ambassadeurs de leur pays dans les festivals du monde entier.
J'ai été le témoin direct de la page suivante de l'histoire de Tom. Quand il vient chez moi la première fois, il voit ma guitare et me confie son désir d'apprendre à en jouer. Je lui propose des leçons et il se montre si assidu que nous commençons à jouer ensemble de façon quotidienne. Travail sur l'instrument mais aussi sur la voix et sur des textes de chansons. En quelques années, il se bâtit un répertoire. Il délaisse le didjéridou et monte sur scène guitare en bandoulière avec les musiciens de son groupe, ironiquement nommés Les Anthropologues.
Si sa pratique de la guitare et de la chanson est importante, sa rencontre avec Catherine est essentielle. Catherine était ma voisine du dessus et une amie chère. La constance de Tom aux cours de guitare n'était sûrement pas étrangère au fait qu'il espérait la croiser dans l'escalier ou chez moi. Ils se sont trouvés très vite. Française, Catherine vit en Australie depuis longtemps et connaît bien la culture aborigène qu'elle apprécie et qu'elle défend. La force de leur alliance a transformé Tom, l'a apaisé quelque peu, équilibré. Après quelques tentatives infructueuses, il cesse de boire. Sa personnalité riche s'éclaircit. Ses amis reviennent, les contrats de travail aussi. La sobriété est un combat quotidien mais Tom fait la prevue que, pour le peuple aborigène ravagé par l'alcool, la malédiction peut être rompue.
Son destin personnel croise une fois celui de son peuple. Eclaireur et pionnier du chemin qui mène les Aborigènes hors de l'ornière où les a poussés l'impérialisme européen. Son métissage, sa notoriété, sa volonté de réussir ont raison du cloisonnement qui sépare Aborigènes et Blancs en Australie. L'adaptation n'est facile pour le p'tit gars de la Rivière Roper, venu de son village partager la vie de la grande ville. Mais il sait, sur le parcours, renverser des préjugés, beaucoup d'ignorance et quelques barrières.
Thumbul y a beaucoup contribué. C'est une pièce de théâtre dont les racines apparaissent dans un documentaire que je produis pour Radio Australie Internationale en 1992.
Tom y raconte son itinéraire. Ce travail sert de base à une équipe de la télévision nationale australienne (ABC) qui réalise un portrait de lui. Tom décide alors de rédiger lui-même son histoire peu ordinaire. Avec Mac Gudgeon, auteur, et John Bolton, metteur en scène (formé chez Lecoq à Paris) son texte est adapté à la scène.
Le succès de la pièce (salles pleines et critique unanime) prouve le désir de comprendre et de réparer l'injustice de l'Histoire. Les autobiographies théâtrales sont rares. Celle-là donne au genre un poids considérable.
Voilà pour l’histoire officielle. Notre quotidien ensemble mérite quelques nuances que je veux raconter tant cette relation avec Tom a profondément modifié ma vision du monde.
Je demanderai à Catherine une photo de lui car il faut le voir pour y croire. Beau gosse au physique de ciné, enfermé dans son image d’aborigène. Un marqueur identitaire indépassable en Australie, qu’on soit face à des relents racistes ou à un regard bienveillant sur les souffrances endurées par les gardiens historiques de la terre australienne.
Le racisme, Tom le subissait au quotidien et m’en racontait des bribes. - - « Tu te rends compte François, ces types en me voyant avec Catherine se sont dit : comment une belle fille comme ça peut être avec ce singe. Et il savait très bien que je pouvais les entendre ». Ce jour là, Tom s’est éclipsé sans un mot mais d’autres, il se battait pour faire valoir son droit au respect. Dans l’autre plateau de la balance, il y avait tous ces Blancs, fascinés par sa personnalité et son talent, prêt à se mobiliser pour l’aider. Profiter également de son aura et de sa notoriété. Il était sans cesse sollicité pour intervenir dans des spectacles ou faire part parfois de son expérience d’aborigène dans la ville auprès d’étudiant Blacks et urbains.
Je me souviens avoir joué avec lui et les « Antropologists » dans un lycée réservé aux jeunes Aborigènes qui le regardaient avec adoration, lui, l’un des leurs, chef d’un orchestre de Blancs, à son son service. Ces collégiens était une bande d’élite, éduquée à l’européenne et prête à prendre des postes et des responsabilité dans la société australienne contemporaine. Une éducation entre soi pour ne pas avoir à subir l’ostracisme des autres. Ils étaient beaux dans leur costume de collégiens anglo-saxons, garçons et filles mélangés, face à Tom cet exemple d’intégration forcenée, de volonté de prouver, de créativité débordante. Tom ne voulais pas être un militant mais sa seule existence était plus efficace qu’un quelconque discours.
Il aurait pu devenir l’équivalent d’un James Brown, d’un Will Smith, d’un Omar Sy, s’il n’avait pas été accro à l’alcool. Mais comme tous les picoleurs, il devenait un connard pathétique dès qu’il avait sa dose et il la dépassait souvent. Combien de fois Catherine est-elle allée le récupérer au bord du coma éthylique. Combien de fois ai-je du annuler des rendez-vous importants parce qu’il n’était pas en mesure d’y assister. Pourtant quand il a rencontré son amoureuse suivante et que nos relations se sont distendues, il a arrêté de boire, a fondé une famille, retournant vers Darwin sur la terre de ses ancêtres. J'avais par la presse quelques nouvelles de lui parfois. Il tournait à Londres en 2015, une adaptation du Roi Lear . Et divine surprise, j’ai reçu de la SACEM une centaine d’euros, en paiement des droits d’auteur sur une chanson qu’on avait faite ensemble (Unfallen Rain), gravée sur son dernier album et diffusé à la radio.
La rupture entre nous s’est définitivement consommée lorsqu’à un de mes retours à Melbourne, j’apprends qu’une demande de subvention, sur laquelle j’ai beaucoup bossée a été acceptée. En mon absence, Il a tout dépensé en tournées générales et quelques guitares. 30 mille dollars claqués en quelques jours sans le moindre égard pour le projet qu’on était en train de mener et l’objectif qu’on avait assigné à cette subvention : officialiser les cours que je lui donnais depuis trois ans gratuitement et rémunérer enfin notre travail. La pilule est mal passée même si en gage de sa bonne volonté, il m’a offert un joli tableau. Je souris en y repensant. J’ai toujours le tableau et les guitares qu’il a acheté ces jours-là lui ont servi longtemps. Deux indices positifs d’une période amicale et créative... En 2018, Tom est mort. On ne s'est jamais revu depuis ces années passées ensemble. J'ai un pincement de coeur en pensant que ça ne sera plus possible.
Francois Bernard "Ma vie selon moi" Editions Mediane